Du 14 à pédales au SDA

Préambule

Paru initialement dans le n° 9 de la revue « Le journal de la Défense Aérienne » du mois de septembre 1993, l’article ci-dessous est reproduit in extenso avec l’aimable autorisation de son auteur.

Le lecteur doit toutefois garder à l’esprit le fait que le terme « aujourd’hui » et les observations figurant dans cet article se réfèrent aux années 90.

Crédit illustrations : auteur de l’article.


Vous savez tous que :

La carrière d’un officier débute par un concours d’entrée et se poursuit en général par un concours de circonstances.

En ce qui me concerne, ces circonstances ont été exceptionnelles, car elles m’ont permis de vivre, de Giens à Taverny via Drachenbronn, une période importante de transformation de la défense aérienne, allant du radar 14 à pédales de la 2e Guerre mondiale jusqu’au S.D.A. (Système de Défense Aéroporté), en passant surtout par la naissance du S.T.R.I.D.A. (Système de Traitement et de Représentation des Informations de la Défense Aérienne).

Lorsque j’ai fait mon apprentissage de contrôleur d’opérations aériennes en 1961 au Centre d’Instruction des Contrôleurs d’Opérations et des Contrôleurs de Sécurité Aérienne (C.I.C.O.C.S.A.) de Dijon, la Défense Aérienne du Territoire (D.A.T.) travaillait en manuel avec des moyens sensiblement identiques à ceux de la Bataille d’Angleterre.

Ainsi au C.I.C.O.C.S.A. subsistait encore une table de situation aérienne horizontale autour de laquelle s’affairaient de nombreux opérateurs qui poussaient des plaquettes, appelées « châteaux », correspondant à la position détectée des avions, à l’aide de longues cannes magnétiques.

L’entraînement simulé au contrôle d’interceptions s’effectuait à l’aide des G.E.F. (Générateurs d’Echos Fictifs) en vidéo brute, qui sont restés en service jusque dans les années 1980 au Centre d’Instructions des Contrôleurs Aériens Militaires (C.I.C.A.M.).

La première station radar que j’ai connue ensuite à Giens, venait remplacer un antique radar anglais de la campagne de Libye, le fameux 14 à pédales (rotation antenne par pédalage), par deux antennes panoramiques tournant en synchronisation (sans recours aux pédales) dont l’une, la D.R.F.V.5A (que le Groupement tactique de Transmissions (G.T.T.) a utilisée jusqu’à une époque récente) assurait la couverture basse et l’autre, une AN 21, la couverture haute.

14 à pédales
14 à pédales.

L’altimétrie était confiée à des AN 7, encore en service aujourd’hui en secours.

La salle d’opérations dont la configuration était classique à l’époque comportait 

La mission de sûreté aérienne était sensiblement identique à celle d’aujourd’hui.

Le contrôle des interceptions s’effectuait avec un ou plusieurs computers de fabrication personnelle, sorte d’abaques en rodoïd communément appelées « angle off » et que l’on plaçait sur l’écran radar pour donner les ordres de cap au chasseur en s’assurant que les positions relatives chasseur / objectif correspondaient bien au type de présentation choisi. À titre anecdotique, on se servait parfois d’une pièce de 100 sous pour estimer le rayon de virage des V.IIN et SM.B2 que nous contrôlions (les premières présentations en supersonique avec les M.III.C s’effectuaient à l’aide d’un angle off spécial, en particulier (les fameuses 5.120) avec présentation à 60° AV).

Il faut préciser que la plupart des missions d’inter étaient ponctuées par des pertes de détection, un IFF sporadique et de fréquents changements de fréquence dus à la vétusté des installations. Il fallait alors « plotter » au crayon gras sur scope les positions estimées des avions, ce qui imposait de bien connaître leurs performances et occasionnait souvent des sueurs froides au contrôleur, heureusement compensées par la quasi-inexistence du trafic C.A.G. (Circulation Aérienne Générale) à haute altitude, une bonne météo en général, et la présence des traînées.

Avec ces moyens limités nous arrivions tout de même à contrôler aussi bien des décollages massifs de la 5e Escadre de Chasse en survie lors d’exercices de réaction de type Rebecca, ancêtre des Ereda, que des interceptions à haute altitude :

Après cette expérience de la Défense Aérienne, en manuel, j’ai fait connaissance en arrivant à Drachenbronn avec, ce que je considère comme la plus importante évolution de la Défense Aérienne, le S.T.R.I.D.A.

Je ne parlerai pas du César, étape intermédiaire entre le manuel et le S.T.R.I.D.A. qui était une ébauche de semi-automatisation (T.V. + essai computeur d’inter) et que je n’ai pratiqué qu’occasionnellement.

Ce nouveau système, dans sa version S.T.R.I.D.A. II / Visu II, dont la première mise en service opérationnelle s’est effectuée à Drachenbronn en octobre 1964, allait multiplier considérablement les capacités d’établissement de la situation aérienne, tant au plan de la visualisation instantanée à grande échelle qu’à celui des transmissions inter-stations, ce que nous appelions auparavant « l’inter-filtrage » et par conséquence, optimiser les délais de réaction.

Lorsque je suis arrivé à Drachenbronn, le Centre de Détection et de Contrôle de Secteur Tactique (C.D.C.S.T.) 05/901 faisait partie de l’O.T.A.N. et avait autorité sur les C.R.C. (Control Reporting Center) de Mestetten et Freising qui, avec Drachenbronn et Contrexeville, formaient le secteur IV dépendant de la quatrième A.T.A.F. (Allied Tactical Air Forces).

Délégation était donnée au Général commandant le premier Commandement Aérien TACtique (C.A.TAC.) (Lhar) pour les deux stations françaises en matière de Défense Aérienne (sûreté aérienne notamment).

En 1965 a eu lieu l’interconnexion du S.T.R.I.D.A. avec les stations alliées de la quatrième A.T.A.F., équipées depuis peu d’un système informatique analogue, le 412 L. Pour la première fois des liaisons de transmission automatique de situation aérienne entre stations radar françaises et alliées allaient être opérationnelles. Pour assurer la coordination instantanée entre responsables de la S.A.G. des stations connectées par L 1, il était nécessaire de mettre en place un réseau téléphonique pouvant être utilisé en conférence permanente. Ce fut fait avec la mise en service de l’Air Surveillance Loop, préfiguration de notre Loop S.A.G. actuel, et sur lequel mon anglais a été mis à rude épreuve en tant que Chef de la Surveillance Aérienne (C.S.A.) du secteur IV, chargé en priorité de la surveillance de la partie sud du rideau de fer. La salle d’opérations S.T.R.I.D.A. qui s’appelait déjà « Berenice » n’avait plus rien à voir avec la cuve des stations radar manuelles. Tout était sur un même plan avec des travées identiques à celles de nos stations actuelles, aussi bien pour la S.A.G. que pour le contrôle guidage des C.C.T.

Console radar
Console radar.

Les programmes de poursuite, de transmission et de contrôle d’inter étaient déjà bien élaborés. À part une ébauche de programme choix d’objectifs et choix d’armes pour l’engagement, il n’existait pas de programme évolué pour la conduite des opérations de Défense Aérienne. Les liaisons S.T.R.I.D.A. – C.AU.TRA. (Coordinateur AUtomatique de TRAfic) n’existant pas à ce moment là, l’identification n’avait pas évolué et se faisait toujours à base de S.T.R.I.P.S. et d’écoute radio par des opérateurs qui connaissaient parfaitement les caractéristiques du trafic C.A.G. dans leur zone.

Les décrochages pistes et les changements de numéros généraux étaient plus nombreux qu’aujourd’hui (même s’ils étaient moins nombreux que dans le 412 L) et nous avions des opérateurs de poursuite manuelle aidée dans la travée S.A.G.

L’Emir n’existant pas encore, l’épuration des échos fixes ou nuageux s’effectuait manuellement avec de la pâte à modeler sur deux consoles spécialisées (une pour la couverture basse, une pour la couverture haute à base de 2 antennes AN 104 tournant en veille combinée, avant installation du 23 cm en février 1967, puis de l’Ares en 1971). Les contours de cette pâte étaient photographiés directement à partir du scope et envoyés au calculateur de poursuite qui occultait ainsi toute poursuite de pistes à l’intérieur de ces contours.

Antenne AN 104 tournant en veille combinée
Antenne AN 104 tournant en veille combinée…
Radar 23 cm
avant installation du 23 cm en février 1967…
Radar Ares
puis du radar Ares (1er tridimensionnel) en 1971.

Quant au calculateur d’interception, ou C.I.T., dont les principes ont peu évolué, il imposait une connaissance parfaite de son logiciel et de nombreuses manipulations d’ordres, pas toujours appréciées des contrôleurs qui les jugeaient pour certaines irréalistes, car trop rigides en matière de présentation et surtout bouleversaient quelque peu leurs habitudes de contrôle en manuel. En fait, sur le tote interception, seuls étaient utilisés « l’antenna bearing », les éléments de l’objectif, le pétrole restant – avec prudence – et le « pigeon base » (soit 20 % des informations présentées).

La salle d’opérations « Berenice » n’avait pas la netteté de nos actuelles stations Visu IV et ressemblait plutôt à une sorte de bazar oriental, en raison de l’amoncellement des divers équipements d’environnement (radio, IFF, T.V., Loop) dont l’intégration dans les consoles Visu II n’avait pas été prévue dès leur conception. Cette ergonomie « rattrapée » imposait aux opérateurs une gesticulation multi-bras… à condition d’avoir le bras long.

Néanmoins, il existait des totes « moyens » de type S.N.C.F. dont certains, comme les totes « diapos chasse », avaient fait l’objet dès 1967 d’une expérimentation de mise à jour directe à partir des escadres, via liaison T.L.T., préfigurant déjà le système Elisa.

De même, nous avions déjà des liaisons automatiques de transmissions de données avec les batteries de missiles Nike implantées en secteur IV (MSQ 18). Ces liaisons permettaient de désigner directement à partir de Drachenbronn les objectifs à engager, de recevoir les résultats ainsi que l’état d’alerte et les disponibilités des batteries. Elles annonçaient les liaisons Hawk / S.T.R.I.D.A.

Pour mémoire, la nouvelle visualisation synthétique, la Visu II, était pénible à supporter en raison d’un fort clignotement permanent (Flicker) qui provoquait une baisse de l’acuité visuelle. Cette constatation, vérifiée par l’Inspection du Service de Santé, a été à l’origine de la création, dès 1966, des visites systématiques d’aptitude au Centre d’Expertises Médicales du Personnel Navigant (C.E.M.P.N.) pour les contrôleurs et opérateurs.

Malgré ces imperfections de jeunesse, le S.T.R.I.D.A. a fait la preuve de son efficacité en ayant été un des artisans de la réussite des contrôleurs de Drachenbronn dans le cadre de l’Air Defence Competition en 1970. À ce propos, je voudrais souligner la nécessité du dialogue tactique entre pilote et contrôleurs, car il a été un atout majeur dans cette réussite, complétant parfaitement les performances de nos matériels les plus évolués à l’époque, le S.T.R.I.D.A. et le MIII E avec fusée (de la 13e Escadre de Chasse).

Le S.T.R.I.D.A. étant un système nouveau, donc perfectible, il était nécessaire de le faire évoluer compte-tenu des besoins opérationnels. À cet effet, avait été créé le groupe Vauban dont j’étais le correspondant pour la Force Aérienne TACtique / 1ère Région Aérienne (dont le Centre de Détection et de Contrôle de Secteur (C.D.C.S) de Drachenbronn dépendait depuis 1966). Cette organisation était une structure permanente chargée de l’évolution du système avec des correspondants à différents niveaux, jusqu’au niveau des unités, et patronnée par l’État-Major de l’Armée de l’Air / Bureau des Programmes de Matériels (E.M.A.A. / B.P.M.). Le résultat a été le passage sans heurt et dans la continuité opérationnelle de la Visu II à la Visu IV tout en respectant les contraintes financières.

Dans cette fonction Vauban et sous l’égide de l’équipe de marque S.T.R.I.D.A. du Centre d’Expérimentations Aériennes Militaires (C.E.A.M.), j’ai participé à l’ergonomie des futures consoles Visu IV ou la fonctionnalité au profit de l’opérateur était l’objectif majeur en intégrant notamment tous les matériels d’environnement qui avaient également évolué :

Après cette expérience de la première version du S.T.R.I.D.A. et la modernisation des moyens d’instruction au C.I.C.A.M., aujourd’hui Centre d’Instruction et du Contrôle de la Défense Aérienne (C.I.C.D.A.), notamment avec le premier simulateur S.T.R.I.D.A., le SI.L.E.C.S. (SImulateur Logiciel d’Entraînement des Contrôleurs Strida), mon passage à l’État-Major C.A.F.D.A. (Commandement Air des Forces de Défense Aérienne) de 1982 à 1985 m’a permis de participer directement au raccordement des radars des Contrôles Locaux d’Aérodrome (C.L.A.) au S.T.R.I.D.A. (grâce au STR.APP (STRida APProche)) estimé utile pour améliorer, dans une première étape, la détection Basse Altitude (B.A.) du système de Défense Aérienne (en attendant le S.D.A.).

En tant que président du groupe de travail chargé de définir les procédures d’utilisation de ce premier système B.A., j’avais suggéré, entre autres, de placer les C.L.A. sous commandement du C.A.F.D.A. au titre de la cohérence d’emploi.

Mon séjour au Centre Opérationnel de Zone Sud-Ouest (C.O.Z.S.O.) de 1985 à 1988, m’a fait retrouver les manipulations du S.T.R.I.D.A., où la Visu II avait fait place à la Visu III, plus performante mais de structure pratiquement identique avec ses bons vieux C.A.P.AC. (Calculateur Arithmétique de Poursuite et ACquisition).

Passé au stade de la conduite d’opérations en tant que commandant de C.O.Z., j’ai ressenti la nécessité de compléter le S.T.R.I.D.A., tout à fait valable par ailleurs au niveau de l’exécutant, par des moyens (logiciel et visu) plus adaptés à un décideur et donc plus synthétiques pour mieux gérer les moyens défensifs en correspondance avec la menace et décider des tactiques les plus adéquates. À cet effet, ayant eu connaissance, au niveau du C.E.A.M., de « l’expé » d’un scope couleurs de grande dimension au profit des futurs CE.TAC, j’avais demandé sa mise en place temporaire au C.O.Z. pour évaluation. Les besoins D.A. nécessitaient quelques modifications que j’avais proposées et correspondaient à des codes couleurs en rapport avec la gravité de la menace et l’état d’engagement. Avec moins de couleurs, cela préfigurait l’actuelle S.A.G. couleurs du Centre d’Opérations de la Défense Aérienne (C.O.D.A.) qui a donné apparemment satisfaction lors du dernier DATEX. Hélas, les modifications étant estimées trop coûteuses et débordant les crédits alloués à « l’expé » C.E.TAC, l’évluation au profit du C.O.Z. n’a pas été retenue.

J’ai terminé mon périple D.A. au C.O.D.A., où j’ai eu la chance d’arriver à une période de transformation et de modernisation qui a fait passer ce centre, avec entre autre la prise en compte du contrôle opérationnel du S.D.A., d’une « chambre d’enregistrement » à un centre d’opérations digne de ce nom, grâce à des moyens informatiques et de visualisation mieux adaptés à la mission de conduite des opérations de défense aérienne.

Ces moyens, que ce soit le SY.D.I.A.N. (SYstème de Distribution des Images Actualisées et Numérisées), le système S.A.G. secours couleurs, ouvrent la voie, en les perfectionnant, à ce que devraient posséder les C.O.Z. (bientôt C.A.O.C. – Combined Air Operation Center) dans le cadre de leur mission actuelle et future.

Il est indispensable de développer ce que j’appellerai la deuxième étape du S.T.R.I.D.A., c’est à dire des moyens logiciels et de visualisation adaptés à la conduite des opérations aériennes à différents niveaux, aussi bien pour les C.O.Z. que pour le C.O.D.A. (dont la réhabilitation prochaine devrait aussi intégrer les C.O.Z. pour conserver la cohérence de la chaîne de commandement et de contrôle). C.O.D.A. et C.O.Z. devraient bien entendu pouvoir échanger par Transmission de Données (T.D.) les informations des logiciels de conduite des opérations. De même, les C.O.Z., essentiellement gestionnaires de moyens à opposer à la menace (chasse – missiles – unités de contrôle avec espaces d’engagement associés) devraient pouvoir avoir un dialogue « engagement » par T.D. avec les unités de contrôle chargées des interceptions, qu’elles soient coimplantées ou non.

Boeing E3A Sentry
Le S.D.A. (Système de Détection Aéroporté).

Conclusion

J’ai vécu la première étape de l’évolution du S.T.R.I.D.A. qui a été une sorte de révolution pour les moyens de défense aérienne au niveau des exécutants essentiellement ; vous vivrez la deuxième étape importante au niveau des décideurs et qui sera celle des restructurations correspondant à l’extension des missions, notamment l’espace, qui entraînera impérativement une évolution des moyens S.T.R.I.D.A. dans le cadre d’un système C.3I, adapté en particulier à la conduite des opérations aériennes de toutes natures : le Système de Conduite et de Contrôle des Opérations Aériennes (S.C.O.D.A.) et l’A.C.C.S. (Allied Command and Control System) en sont les structures futures. ◼

Addendum

La première étape de ce « futur » a déjà été franchie en confiant, depuis le 1er juin 1994, au Commandant de la Défense Aérienne la responsabilité de la conduite de toutes les opérations aériennes menées au dessus et à partir du territoire métropolitain, qu’elles soient défensives, offensives ou de support.

La Défense Aérienne a encore de beaux jours à vivre à la pointe du progrés et, à ce titre, sera toujours présente sur la BA 118 avec la construction prochaine du Centre de Définition d’Expérimentation et de Validation du S.C.C.O.A. (C.D.E.V.S.).

Je lui souhaite « bon cap ».

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