En traquant le target

Les promotions 1953 et 1954 de l’Ecole de l’Air ont fourni à la Défense Aérienne et aux contrôles locaux d’aérodrome les premiers officiers formés ab initio au contrôle aérien : respectivement quatre et une quinzaine.

Issu de la promotion 1954, je voudrais raconter combien le guidage des avions de chasse m’a toujours passionné. Nous nous sommes tous beaucoup dépensés pour que la D.A. passe de la préhistoire à la Visu IV ; c’est une autre histoire, captivante certes, mais bien étrangère à cette passion qui m’animait dès que je saisissais un micro.

Et aujourd’hui, c’est également le plaisir d’écrire des souvenirs en mettant au propre des notes relevées en leur temps et en consultant le fameux livret professionnel modifié X fois.

L’instruction élémentaire des contrôleurs de la promotion 1954 a commencé au CICOA 920 (Centre d’Instruction des Contrôleurs d’Opérations Aériennes) à Oran la Sénia de mai à juillet 1956. Ensuite, ce fut le contact avec notre futur milieu.

En 1956, les salles d’opérations de la D.A. sont souterraines et presque identiques à celle bien connue du film sur la bataille d’Angleterre. Elles sont actives pendant les heures ouvrables pour la surveillance du ciel et quand les escadres volent, pour le contrôle.

Le radar est un gruyère, sa portée est limitée à 90 ou 100 miles nautiques et en altitude ; la radio VHF tombe souvent en panne, sa portée est faible et ses fréquences peu nombreuses.

L’armement de la salle d’opérations nécessite une soixantaine d‘opérateurs ; celui d’une cabine de contrôle comporte un officier contrôleur et cinq ou six opérateurs dont un assistant, un navigateur qui estime la position du chasseur dans les trous du radar et un site-man, homme du rang indispensable car il mesure la différence d’altitude entre le chasseur et sa cible. Le contrôle consiste essentiellement à guider les chasseurs en mission d’interception et, parfois, à les surveiller pendant leurs vols de navigation de nuit.

La circulation aérienne civile est peu importante, inexistante en espace supérieur. Le ciel appartient aux avions de combat, extrêmement nombreux en permanence et variés, depuis le Canberra à 50 000 pieds – que personne ne peut aller chercher là-haut en 1956 – jusqu’au Thunderchief et au Woodoo qui filent au ras du sol.

Les intercepteurs de la D.A. sont le Mystére II, le Mystére IV A, et le Météor NF 11. En Zone Nord, chaque escadre est rattachée à une station. La 12e EC à Cambrai est couplée avec Mazout (Doullens), la 10e à Creil avec Whisky (Meaux) et plus tard avec Calva (Romilly), la 30e ECN à Tours avec Raki (le RAdar MObile LOurd – RAMOLO – à Tours), alors que les F 100 de la 3e EC de Reims et les F84F de la 1ère  de Saint Dizier volent en interception avec Calva. Les autres intercepteurs pris en compte sont ceux de l’OTAN stationnés aux environs – belges ou canadiens pour Calva – ou déployés momentanément – américains, britanniques ou portugais.

En dehors des heures ouvrables, la station et le radar sont arrêtés. Un équipage de contrôle est en alerte sur le site ; l’officier réveille la station au klaxon lorsque l‘Officier de Permanence Opérationnelle (OPO) de l’escadre téléphone que les avions vont décoller, souvent au lever du jour ; le contrôle doit être disponible dans les trente minutes.

S’il ne fait pas vraiment mauvais, la patrouille n’est pas annoncée par le contrôle du terrain et sa prise en charge par la station est d’une simplicité biblique… (en principe) ; le leader appelle sur une des fréquences veillées :

Calva de Cristal Bleu, deux avions, cap 0.7.0, croisant 15 000, pour inter avec vous.

Cristal Bleu de Calva – 5 sur 5 – Montez à 30 000 – Baïonnette à droite O.K. contact radar.

Ou bien :

Calva from Madcap green, two Cannuck in trail, vector 2.0.0, angels 3.5 Twenty miles north Reims… Have you a target for us ?

Ou encore :

Calva de Menuet Rouge, 2 avions au cap 300, sortie de B.A. secteur Sissonne, pour inter sur le retour…

Les objectifs des intercepteurs sont les avions rapides détectés au radar par les contrôleurs : c’est la traque du target. Par convention, on ne conduit pas un fighter contre un autre, sauf cas de certains exercices ou s’il n’y a pas de plastron d’opportunité, ce qui arrive rarement. Seuls les chasseurs tous temps font des mutuelles ; les mutuelles de la 30e EC ont le plus souvent lieu aux environs de Tours, à l’école de chasse tous temps avec Raki où tous les contrôleurs de la D.A. vont suivre un stage de formation au guidage des avions équipés d’un radar.

Voilà quel est le décor en octobre 1956, quand nous arrivons à trois de la 54 à la SMR 50/911 Romilly où nous retrouvons un des contrôleurs de la 53 qui nous parrainera attentivement dans nos débuts militaires et professionnels.

Mais l’accueil du colonel est glacial et les relations avec la base sont déplorables (nous avons, en effet, des jours de repos en semaine !). Heureusement qu’il y a le capitaine ; sensément chef des Ops, c’est en fait, le seul chef de la station. Il a tout pour lui, mon premier chef : il sait rire quand c’est dur et aussi nous passer une toise ; il est bon au scope et tout le monde, mécano compris, saisit ce qu’il veut. Nous apprendrons plus tard, progressivement, qu’il était sur P 47 au « Navarre » de 1943 à 45 et qu’il totalise un nombre de missions de guerre impressionnant ; nous l’apprendrons très progressivement car autant il nous explique bien des trucs de chasseur, autant il est discret sur ses campagnes.

Donc, la progression commence.

Il nous faut d’abord apprendre à fond l’ACP 165 ; c’est inévitable car les chickens nous tomberont de partout : Français bien sûr, dont les Aquilons de la Royale, mais aussi F 102 de l’USAF, Hunter VI et CF 100 belges, Javelin anglais, F 86 canadiens, F 84G portugais. Ah, cette phraséo !

– Oh, dis donc. Above, below. Je me suis encore trompé.
– Comment ? Mais tu peux pas te tromper. Below, c’est comme billot. Il est sous la hache ! Tu as mis ton target sur le billot !

Il existe des mots définitifs…

Il y a ensuite les fréquentes visites à l’escadre où les pilotes nous prennent en main :

– au tableau noir pour l’inter ratée d’hier
– amphi avion vraiment solide (j’abrège)
– si on veut (tu parles si je veux), ils nous font voler (T 33, F 100, V2 N) pour nous montrer le virage easy, normal ou hard (pas trop hard, s’il te plaît) et l’arithmétique V = Z et inversement…

La cervelle farcie, on replonge dans notre trou. On bosse les aide-mémoire de pannes, les manuels d’emploi tactique des avions, les taux de descente pour percer (« Et là, il sort les freins de piqué ou pas ? – C’est pas écrit. Attends, j’appelle un pilote. »).

Après la mission, il y a le débriefing téléphonique ; certains pilotes liquéfiaient les jeunes contrôleurs :

« Mon lieutenant, Mansart 10 pour vous au téléphone… – Oh, bon sang ! Il a fallu que je tombe sur lui ! Et j’ai pas été bon ! » Mansart 10 de la 12… de l’Académie de la Chasse(1)… insidieusement (!) caché dans la patrouille sous l’étiquette de Bleu leader… Un certain commandant Bret(2). Ses débriefings étaient célèbres, mais terribles ; on sortait du mix-up en vol rasant ! Mais c’est vrai aussi qu’une inter ratée pour croisement arrière, ça avait de quoi énerver un leader : – Et alors ? Ils n’avaient plus qu’à enchaîner sur nous ! Vous ne comprenez pas çà ? » Bien sûr, on comprenait, mais on avait raté, quoi !

Ah oui, nous n’étions vraiment pas bons. Mais c’était difficile et les pilotes étaient exigeants ! À juste titre, car ils avaient rarement de la marge en vitesse et puis aussi souvent « oranges are not suit ». Le but était d’ordonner le virage relatif même si le visuel n’était pas acquis, pour qu’ils puissent finir mille mètres arrière. Mais les targets avaient parfois un méchant badin et on était mack no si on ne partait pas de plus haut ; mais pour cela, il fallait avoir eu le temps de monter… (12 à 15 minutes pour 30 000 pieds, on pouvait réfléchir !).

Six mois plus tard, outre le fictif au G.E.F. (générateur d’échos fictifs), j’ai contrôlé 250 inters en double (les ratées ne comptaient pas, évidemment) et je suis lâché pour contrôler une seule patrouille. Encore un an et demi, totalisant 1600 inters, je suis breveté pour contrôler tout ce qui se présente, jusqu’à trois patrouilles à la fois, assurer la sécurité de nos avions, le repêchage des jeunes contrôleurs, ce que l’on faisait en tenant le poste de CAR (Contrôle d’Attente et de Recueil) qui était un peu le chef du guidage de l’époque à ceci prés que, vu le nombre des chasseurs en vol, souvent, le CAR mouillait sa liquette !

Les inters s’accumulent car le métier rentre et les missions sont toujours aussi nombreuses. La merveilleuse époque du SMB2 et du V2 N arrive. Et ça vole toujours autant ! Du lever du jour à une ou deux heures du matin, en semaine, comme le samedi, comme le dimanche, car les abonnés volent même en interception. Bien sûr, il y a aussi les heures, et parfois même les jours de QGO… et là :

Avec moi les jeunes, au GEF

Cette activité intense et les modestes performances de nos moyens de contrôle font que l’équipage de la cabine passe par des moments de frénésie et parfois de stress, dont le plus évident, disparu maintenant :

Où est mon chasseur ?… J’ai perdu mon chasseur… Ah non, le voilà… Ouf !

En 1958, on nous change le radar et les multi UHF ne vont pas mal du tout. Nos mécanos bossent dur car les contrôleurs sont parfois agressifs quand ça casse.

Je me suis formé un équipage de course ; les infos me tombent dans l’oreille (une sous le casque, l’autre dans la cabine) avant la demande :

  • Cristal Bleu, target à une heure et demie, 15 nautiques, droite à gauche.
  • Bleu leader… une heure et demie pour 15
  • Une heure et demie, 10 nautiques, below 4 000
  • No joy. Zut, je commence à les perdre… on est en bout de lobe…

Le navigateur à voix haute « une heure et demie, 6 nautiques » Je répète, mais « No joy ». Ça y est, j’ai tout perdu… On continue à l’estime :

une heure et demie, 3 nautiques, 2 nautiques, de droite à gauche, below. Le caporal site-man « J’les ai tous, moi, mon lieutenant, 3 000 en dessous ». Le nave : « on devrait croiser. »

Je risque :

Cristal Bleu, à gauche serré, regarde en dessous. (Il y a des moments où la phraséo f… le c… et dire que c’est peut être un commandant !). Mais la bénédiction tombe du haut parleur :
– Tally ho, one Be sixty six. » Et un cri à mon coté : « Youpie, on l’a eu » Mon caporal est enthousiasmé.

À certains moments, la confiance des pilotes matérialise notre responsabilité : Un F84 F, 30 000 pieds, en fin d’autonomie, et pour une fois, on n’a rien fait. Soudain :

  • Ratier 15, j’en ai un qui sort de mes échos, face à face, 15 miles, en TBA.
  • Oh, en TBA ? (il a fallu monter là haut)
  • Oui, mais il fait beau et on est tout prés du terrain.
  • On peut l’avoir ?
  • Oui, pourquoi pas ?
  • Bon… alors on y va.
  • O.K… Cap inverse et en piqué.
  • Voilà… Demi tonneau… en piqué… voilà… bonne vue du sol… Où est-il ?
  • Midi, 3 nautiques… on the deck… même cap…
  • 15 000… 10 000… Midi ? … No joy.
  • Un poil à droite… un nautique… on the deck.
  • Ah oui, tally ho !… c’est un F 100… c’est un comique de F 100 qui allume sa PC… mais je vais BIEN plus vite que lui… Un F 100 USAF tiré.
  • 0.2.0. pour 30.
  • Vingt pour trente. Merci Calva, je rentre seul… »

Dans la cabine, tout le monde croule de rire.

Encore un souvenir.

Une soirée où ça va être calme (trop ?), car très peu de vols sont prévus. C’est bien dommage, parce que… Essayons de provoquer l’OPO :

  • Dis donc, tes Vautour volent ce soir ?
  • Oui, deux ou trois. Tu sais, on a bien volé… (je le coupe)
  • Écoute. Les British nous annoncent une vingtaine de Canberra, cette nuit, vers Malte, 45 à 50 000 pieds. Mazout et Rambert auront bien une cabine ; moi je peux en mettre trois.

Il rappelle un peu plus tard :

On peut mettre une dizaine d’avions en solo. Tu vois avec Mazout et Rambert pour préciser les heures de décollage ; les deux destinés à Rambert se poseront à Orange.

Dés le début du rodéo, le téléphone de Stanmore fait des bonds. Je lui réponds qu’il faut bien s’entraîner ; il me dit qu’il a aussi des jeunes ; je l’assure qu’on est really safety et même gently ; on se quitte gentlemanly…

Les résultats avaient été de l’ordre de onze Vautour et cinq cabines, pour plus de trente judy avec tir canons de 46 000 à 52 000 pieds.

Une autre fois, trois SMB2 s’enroulent solidement avec quatre F 86 canadiens. Je leur annonce que le terrain passe jaune (il faut rentrer) :

  • O.K. Calva, on arrête.
  • 2.7.0. pour 1004
  • On rassemble sur le 270.

Je donne un petit coup de main pour rassembler, mais il y a quelque chose de bizarre. En effet :

  • Leader de trois, on était trois à l’aller, on est quatre maintenant.
  • Repeat !
  • Oui, on a un Canaque en position de quatre.
  • Ah bon… Qu’est-ce qu’il fait ?
  • Rien… il suit… il n’a pas l’air d’avoir d’ennuis…
  • Bon… on va essayer de le décrocher.

Ma patrouille tortille sur l’écran. Retour au 270 :

  • Il est toujours là, hein ?
  • Affirmatif… il est en place… Ah, c’est un bon ! (le trois admire)
  • Bon, il s’est peut-être sonné… On reste au 270, on n’a pas trop de pétrole… au pire, il se posera avec nous… Essayes de le réveiller sur la Guard.

Le F 86 fait encore deux ou trois minutes vers Creil avant de dégager.

Frères chasseurs, je vous la garantis, celle-là est vraie aussi. Et ça vole toujours autant et je suis toujours cramponné à mon micro.

Un dimanche à midi, j’ai éclusé plus de vingt patrouilles en inter depuis la veille au matin (on prenait le service 48 heures en week-end) car Mazout est en maintenance et il y a Valmy (test sur l’usure des B2, je crois). Comme je commence à voir double, je téléphone aux deux OPO pour leur demander s’ils peuvent faire un peu sans moi ; ces deux chameaux s’esclaffent en me répondant que j’ai bien tenu le coup et que je peux passer en alerte à 15 minutes.

En octobre 1958, je remporte la coupe CAFDA avec les V2 N de la 30 à Solenzara. En décembre 1959, je totalise 3 500 inters, quand je suis muté au CIEES 343 à Colomb-Béchar.

Au Centre Interarmes d’Essai d’Engins Spéciaux, nous sommes deux contrôleurs de la promo 54. Nous nous répartissons souvent le travail selon nos goûts ; l’un préfère le sol-air, l’autre les avions ; c’est parfait.

Le contrôle nécessite beaucoup de précision et tout est supérieurement intéressant ; cependant parfois ce n’est pas tout à fait les conditions de tir prévues, alors on refait un tour et personne ne se fâche.

Les radar et la radio sont les meilleurs que j’aie jamais vus. Les mécanos – Air et Terre – sont fameux. L’osmose avec les pilotes d’essais et les ingénieurs du CEV et des constructeurs est studieuse mais chaleureuse. Et comme lorsque je prenais la P.O., les heures de travail sont élastiques, mais celles de repos aussi.

Au CIEES, je contrôlerai de tout et mon esprit qui commençait à se faire à la rigueur opérationnelle sera quelques fois surpris.

Depuis des tirs à partir d’un Canberra équipé d’un Cyrano aux tirs par V2 N et Mirage III A des premiers Matra R 511 et 530, inertes ou à charge militaire (éparpillement du Mistral téléguidé, ça vous impressionne un contrôleur). Je me retrouve aussi à guider des pilotes de la 10 et de la 12, stagiaires à l’antenne du C.E.A.M., qui viennent avec leurs SMB2 s’entraîner au tir du missile N 5103 sur cible parachutée, après avoir essayé des SS 11 à partir de Fouga.

Enfin, je découvre cette espèce particulière de pilotes que sont les pilotes d’essais qui volent successivement sur n’importe quel avion (!), passant du Mirage au Pilatus et au Siebel. L’un d’eux continue le dimanche en allant promener les copains sur les oasis avec les Jodel de l’aéroclub de Colomb-Béchar (celui-là sera plus tard officier de marque Mirage IV). Il y a aussi les pilotes des Mistral de l’escadron des avions cibles, qui accompagnent les CT 20 et les avions téléguidés, font de l’appui feu avec le PCAD et, pour se détendre, l’interception à quatre avions (dont un pilote du CEV, bien sûr) de la Caravelle du vendredi, qui était vraiment le seul target présentable dans cet espace aérien.

A Béchar, je vole pas mal et sur un bon nombre d’avions ou d’hélicos, tant pour mon travail que pour faire un tour.

Ah ! Cette RAV 3 en Broussard en bordure du Grand Erg ! Quel plaisir ! (qu’est-ce que ça pompait !) Pris une fois, on n’y revenait pas…

Une fois, je vais à Mont-de-Marsan en Vautour, aller et retour dans la journée. Facile, c’est cap nord et montée tropo (45 000) ; mais les F 100 de l’USAF nous font un brin de conduite du Maroc en Espagne. Nous rions dans nos masques en imaginant la consternation de ce leader américain mack no derrière ce qu’il a bien cru reconnaître comme un Vautour. J’avoue que ce Vautour-là avait, non seulement un pilote à l’œil vif, mais aussi des moteurs spéciaux…

Mes chefs, des artilleurs, me regardent un peu ahuris quand je rentre au bureau avec la marque du groin ; et j’en suis (un peu ?) fier.

En fin 1962, je totalise 6 000 inter et je quitte le CIEES avec le sentiment d’avoir participé à une expérience exceptionnelle. Je reviens dans la D.A. à la station de Bouzizi (Bône) comme chef des Ops. Mais ma tâche ne touche guère à la salle d’Ops. À deux kilomètres de la grande bleue mais à plus de 3 000 pieds, moi un Lorrain, je n’ai jamais vu autant de neige. Et les vrais problèmes sont ceux du point sensible isolé en milieu douteux, des besoins en ravitaillement pour les hommes et les matériels. Administrés par la Base de Bône, pourtant peu éloignée, nous sommes très isolés, à telle enseigne que c’est le commandant du SDA de La Reghaïa, en visite, qui m’apprend que je suis promu capitaine depuis plus de deux mois… Passons.

Toutefois, une récréation, de temps en temps : avec les Skyraiders de la 20e escadre ou comme une fois, une patrouille de SMB2 détachés en AFN pour parcourir le djebel en TBA afin de faire savoir que nous sommes encore là.

Tiens, justement des réponses SIF défilent au large. L’IFF des B2 fonctionne bien, la radio aussi, on décide d’aller voir. Cap nord et montée paisible à la tropo avec les gros bidons et voici mes fighters à 100 ou 120 nautiques au large, au milieu des réponses SIF mais « no target in sight ». Dépourvu de détection primaire et d’altimétrie, je les aide mal. Mais ils constatent qu’il y a quand même beaucoup de bateaux là, en dessous, dont un vraiment gros ; ils évoquent l’intérêt de descendre prendre quelques photos du P.A. Ce qui m’inquiète un peu, quand soudain :

Deux, tu rassembles et on ne bouge plus !

Ils sont encadrés par quatre Vigilante bardés de missiles, interpellés sur la Guard et priés poliment de quitter la zone. Après quoi, les quatre « targets » dégagent et nous, bloody Frenchies, on rentre… hum, un peu moins paisibles. Voilà, qui était bien une mission présence française !

Au printemps 1963, la station de Bouzizi est évacuée ; je reviens à Calva, commandant d’escadron.

On est entré dans la D.A. moderne. La salle est équipée en CESAR. Les moyens de contrôle ont progressé au point qu’un contrôleur et son assistant suffisent par poste. La mission évolue : on ouvre les CCT. Face à la guerre froide, les FAS se mettent en place, la sûreté aérienne se précise et le filtrage aux frontières devient rigoureux.

Comme pour tous les cadres, la formation des sous officiers au contrôle occupe beaucoup de mon temps ; mais je traque toujours le target. Il y a en effet des inters très attrayantes : les Mirage IV, 50 000 pieds, M 1,80 avec les Mirage III C équipés fusée à la 2e EC. Le chasseur était manette en avant jusqu’au judy (très rare, car trop souvent radar bent) ou au visuel (parfois). Avec la fusée, d’accord, mais avec 2 180 litres seulement, c’était pointu ! Et encore, il manquait le gros joufflu sous le ventre !

En octobre 1964 et avec les SMB2 du 2/10, je rapporte à nouveau à mon CDC la coupe CAFDA que me remet à Cazaux notre prestigieux général Ezzano.

Vers 1965, la Zone Nord participe à des exercices de brouillage radar opérés par des B 66 de l’USAF. Nous apprenons à nos dépens que, même à faible puissance (30 % paraît-il), ces avions parviennent momentanément à nous aveugler totalement ; nos talents de contrôleurs sont, en outre, ramenés à plus de modestie encore, lorsque nous constatons le piètre rendement des intercepteurs que nous contrôlons par diffusion à leur encontre.

En septembre 1966, totalisant plus de 7 000 inters, je quitte mon escadron pour rejoindre l’état major de la ZADS à Aix les Milles.

Trois ans trop calmes pour un avide du micro. De temps en temps, on me prête une patrouille à Rambert ou à Rhodia. Je découvre les fastueux exercices Lafayette : les raids lancés par les deux porte-avions de la VIe Flotte nous dominent en dépit des déploiements opérés par le CAFDA, la FATAC et l’Aéronavale à Hyéres, Istres, Orange, Nimes et Perpignan ; les postes de contrôle manquent d’autant plus qu’à cette époque, si Nice est équipé de moyens modernes (CESAR), Narbonne peine encore avec sa vieille DRVV5A.

Pendant Lafayette, les deux contrôleurs de l’EM/ZADS arment une cabine manuelle auprès du COZ à Aix Mignet qui exploite, sans altimétrie, l’excellente détection des radars DNA de la Sainte Baume et de Vitrolles. Nos chasseurs sont, le plus souvent, les brigadiers et les Mystère IV du Piège qui décollent sans arrêt. Un dispositif élémentaire (je pensais alors que le général voulait nous faire plaisir) mais on bouchait quand même un petit peu le trou ; et, en plus, c’était pas triste :

Visuel sur un tapis d’avions… je vais en tirer deux.

ou

Tally ho… une vingtaine de Skyhawk… Je tire deux trainards.

Septembre 1969, quatre galons et chef des Ops au CDC de Narbonne.

Trois escadrons, une salle d’Ops toute neuve avec le fameux radar 23 cm. Et la découverte du Mirage F1 ; formidable et merveilleux F1. Enfin un chasseur français ayant de l’autonomie et en même temps, un radar lui permettant d‘exploiter le domaine du R 530 EM inventé depuis des années. Dommage qu’ils ne soient pas plus nombreux… Nous faisons également connaissance avec le Crusader pendant Lafayette ; fameux pilotes et fameux avions, ces Lascar !

Mon dernier Lafayette : en plus des assaillants catapultés, nous avons des bombardiers de la RAF. Venant de Malte en profil de vol haut-bas, ils alignent la station à basse altitude avant de nous tomber dessus.

La salle d’Ops est très animée ; tout le monde traque le target car c’est excitant de voir affichés les résultats de la chasse : Hawkeye : 1, Invader : 15, Skyhawk : 25… Les chefs contrôleurs sont enchantés de gérer les Vautour déployés à Perpignan. On entend le chef du guidage publier ses directives car il ne parvient plus à désigner son target à chaque contrôleur :

Laissez tomber leurs couvertures en altitude. Attaquez les raids en dessous !

Bon travail, il a bien compris.

Le colonel de la base est là. Comme il vient souvent, il connaît et il trouve que la salle est bien agitée aujourd’hui. Il a raison et je tempère un peu (c’est un ancien des lourds, alors bien sûr, il est aguerri au calme, lui !) Il est sévère, mais nous savons qu’il est très fier de son CDC et de ses contrôleurs. Dans la pénombre, un opérateur me glisse un mot, j’attire le chef dehors, au grand soleil et nous voyons un Vulcan avec un Mirage à ses trousses, sur les moutons(3) de la grande bleue, foncer vers nous, sauter notre caillou et virer entre deux antennes de radar. Splendide, quel monstre ! « Cà, c’est un avion ! » dit mon bombier.

Je trouve un micro de temps en temps ; les contrôleurs ne râlent pas trop, ils savent mon virus. En fin de séjour en CDC, je vais passer la licence STRIDA à Marina, puis je dresse le bilan : 7 300 inters.

Septembre 1971, je suis à Taverny, chef contrôleur au CODA. Fondamentalement, depuis ma sortie du Piège, ma mission n’a pas changé, mais le dispositif a formidablement évolué. Beaucoup de couvertures radars militaires, civiles et alliées sont intégrées dans la visualisation synthétique. Les collègues du COFAS sont tout prés ; évaluons la menace :

Sur mon scope, je vois les Mig 25 faire leurs simulacres au large du rideau de fer ; je vois aussi nos Mirage IV ravitailler sous le cercle polaire et les avions de la RAF qui les couvrent au sud est. Toutefois, sur mon téléviseur, je vois nos dispos chasse s’afficher ; et là…, ça fait maigre ! Oui, nos chasseurs actuels font mieux que le SMB2, mais en face, ce n’est plus le Yak, cher aux anciens du Neu-Neu, ni même le Mig 15 ! Et je me souviens de l’alignement des chasseurs sur les parkings, quand le QGO était général et que j’allais voir ceux de mon escadre…

Un an plus tard, je suis à l’état major du CAFDA. Trois ans de réflexion sur les CPO, les CPI, les modifications de programme STRIDA, les incidents de contrôle et la formation des contrôleurs… Et quelle belle équipe avec les chasseurs du bureau adjacent !

Dans trop de CDC, la progression des contrôleurs traîne : nous n’avons plus assez d’avions pour une progression rapide, gage de sécurité. Alors, comment faire ? Passez plus de temps au simulateur ? Indispensable certes, mais insuffisant. Très insuffisant même pour enseigner le sang-froid, le calme qui seul, permet de discerner tôt le conflit et de décider l’évitement sans attendre. Avec tous ces liners et ces zones de combat si exiguës ! C’est que nous n’avons plus bonne presse maintenant dans un certain milieu, surtout depuis Clément Marot ! Les pilotes savent-ils que leur contrôleur prend une suée ?

  • Dans quel sac je suis là ? … Qu’est-ce qu’il fait ce liner à trois heures ? … Est-ce que tu l’as ?
  • Oui, 5 000 en dessous.
  • OK merci… I’monte pas ?
  • J’le suis … non, stable.
  • Et celui-là à dix heures… qui croisera ?
  • 8 000 en dessous.
  • Au poil… Et celui-là plus loin ?
  • Oh ! Presque level !
  • Bon sang, ça va frotter ! … Vite un peu à gauche… OK, l’inter est encore faisable : « Charcot Whisky, speed up…

Heureusement, l’assistant est là, il est toujours là. C’est souvent un contrôleur ; ils échangent leur place, c’est vraiment un équipage. Heureusement aussi, il y a maintenant le SIF et l’alticodeur qui aident bien lorsque l’altimétrie classique ne tient pas la cadence.

De temps en temps, mission vers un CDC. Je pique un micro ici ou là… Mes camarades, commandant de CDC ou chef des Ops me laissent faire ; je me demande s’ils ne pensent pas sournoisement (!) : « C’est un gus de l’état major, il épluche les air miss ; si il arrive un gag, il se débrouillera ! »

Août 1975, commandant du DMCA à Mérignac.

Beaucoup, beaucoup de vols COM, mais très peu d’inters ou alors quelques unes pendant DATEX avec les Jaguar du 4/11 et en « manuel » comme autrefois. À cette occasion, il m’arrive de relever un de mes sous officiers ; méfiant, il me surveille un moment, puis je le vois parler au chef de salle et j’imagine :

Mon capitaine, je vais en salle de repos, le colonel m’a piqué ma console… Pour une fois que le boulot est sympa !

Moi, j’éloigne mes Jag à 5 000 pieds vers le large afin d’attaquer un target qui déboule en TBA vers la base. « Tally ho. » Encore une… Mais je ne compte plus mes inters…

Un autre bon point pour Mérignac. Il y a les Vautour de la 92e EB et les Mirage III B du CIFAS, et les copains m’emmènent souvent. Un peu plus loin, j’ai les costauds de l’ERV 4/93 avec lesquels, outre écouter mes contrôleurs, je vais chiader la nave astrale ou faire des rodéos GCA et des touch and go à Istres ou chez les British.

Je reste cinq ans au DMCA. On me reproche une carrière monolithique. Ça me fait rire (car je suis moins respectueux qu’en sous lieutenant). Je réponds que je connais des colonels qui n’ont guère quitté la chasse (ce qui me paraît fort honorable) et d’autres, le boulevard Victor (ce qui me semble moins bien) ou que mes contrôleurs (ça en fait quelques-uns depuis Calva) et moi, nous n’avons jamais eu un seul pépin ; est-ce seulement la chance ?

En 1980, je pose définitivement le micro et je quitte la DA pour le commandement en second d’une base de Télecs, auxquels j’expliquerai parfois pourquoi leur boulot est important afin que nos transmissions fonctionnent parfaitement et en permanence.

« Instruire doit être le leitmotiv de tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité » nous disait le général Le Groignec…

À présent, en bateau sur les grands lacs du sud ouest, je traque toujours le target ; mais je n’ai plus de micro pour dire à mes gardons, au bout de leur ligne, de virer port ou starboard pour aller taquiner les brochets. Et je plains nos jeunes camarades, qui n’ont plus qu’une souris (non, pas celles-là) à actionner, alors qu’il y avait autrefois tant de belles machines dans les azurs, et même sous terre, pour s’amuser, alors qu’on prétendait prendre la P.O.

« Allons !… Pas de mollesse » a dit le général ■

Mars 2004 Jean Hauviller

NOTE : Article écrit à l’occasion du cinquantenaire de la promotion 1954 de l’Ecole de l’Air. Il a été publié in extenso dans le bulletin de liaison de l’ANATC de janvier et d’avril 2006.


  1. Excusez-moi, mes Seigneurs, qui n’êtes pas passés à la 12…
  2. Réflexion faite, il me semble que c’était plus tard, avec les SMB2.
  3. Il y a toujours du vent à Narbonne
Haut