STRIDA et contrôleurs
En 1965 la station STRIDA de Drachenbronn devint opérationnelle. Pourtant, ses équipements prototypes CAPAC 2‑VISU 2 étaient identiques à ceux de la station expérimentale de Mont‑de‑Marsan, qui sera déclarée opérationnelle seulement quatre ans plus tard. Mais Drachenbronn travaillait en relations étroites avec les stations allemandes de l’OTAN, en cours d’automatisation par le système américain 412 L, et la liaison STRIDA‑412 L devait être réalisée le plus rapidement possible.
L’État‑major de la Défense Aérienne accordait une grande importance à la transformation du personnel sur ce nouveau système dont l’exploitation impliquait un minimum de familiarisation avec les techniques numériques en cours de développement. Les capacités d’adaptation des contrôleurs (et bien sûr des techniciens) faisaient donc l’objet de toute son attention. Il n’est pas inutile de rappeler qu’à cette époque les aviateurs, comme 99 % de la population française, ignoraient tout d’une informatique encore limitée à quelques secteurs spécialisés.
Avec l’aide des industriels et du Service Technique des Télécommunications de l’Air furent tout d’abord formés quelques contrôleurs et techniciens expérimentés, destinés d’une part à la création au sein du Centre d’Expérimentations Aériennes Militaires de Mont‑de‑Marsan d’une « Marque STRIDA » et d’un centre d’instruction spécialisé, d’autre part à la constitution, à Drachenbronn, d’une équipe d’expérimentation et d’instruction. Une équipe semblable sera ultérieurement crée dans chaque station lors de sa transformation sur STRIDA, complétée par des postes d’officier « Fonction » (côté opérationnel) et « Système » (côté technique). Avec la coopération efficace des spécialistes du STTA, ce dispositif jouera un rôle considérable dans la future évolution et adaptation du système. Plus tard sera créé, toujours à Mont‑de‑Marsan, un centre de programmation pour assurer la maintenance des logiciels.
L’entrée en service opérationnel de Drachenbronn était donc suivie avec attention et il s’avéra rapidement que les contrôleurs semblaient rechigner à utiliser le programme d’interception. Cette question avait son importance en raison du concept de « Système d’armes Mirage IIIC - STRIDA » : le guidage assisté par ordinateur était considéré comme indispensable en raison des performances accrues des nouveaux intercepteurs. Les réticences des contrôleurs pouvaient surprendre, le passage sur STRIDA étant plutôt considéré comme un privilège par un personnel généralement motivé.
Il était tentant de mettre en cause la routine et le manque d’ouverture d’esprit du personnel. Or des raisons tout à fait objectives pouvaient expliquer l’attitude des contrôleurs. Il s’agissait d’insuffisances liées d’une part à la visualisation prototype, mais surtout aux imperfections de la fonction « situation aérienne », qui servait en particulier de base au déroulement du programme d’interception.
Les consoles prototypes « Visu 2 » présentaient des limites dues à la technologie de l’époque. En particulier, la présentation des ordres et informations destinés au contrôleur n’était pas un modèle d’ergonomie : une quantité d’informations, parfois codées, se trouvaient entassées sur de petits écrans appelés « totes », d’exploitation malaisée pour des contrôleurs appelés à réagir en temps réel(1).
Quant aux difficultés rencontrées dans l’établissement de la Situation Aérienne Générale, elles se situaient au niveau de la détection comme au niveau du traitement (extraction et poursuite). La détection était à l’époque assurée par deux radars bidimensionnels à antennes AN 104 formant quatre lobes. Ces radars, implantés au‑dessus d’un petit col des Vosges, étaient comme d’ailleurs leur successeur LP23, affectés par le relief (retours de sol) et les perturbations atmosphériques. À cette époque le traitement du signal était assez rudimentaire et cela se traduisait sur les scopes par une zone partiellement brouillée dans le quart sud‑ouest de la zone de responsabilité, siège d’une activité aérienne intense. Sans parler bien sûr des insuffisances habituelles de la détection à basse altitude par radar terrestre. Par ailleurs, l’altimétrie était assurée par des radars spécialisés d’exploitation problématique.
L’établissement automatisé de la situation aérienne s’articulait en deux fonctions : extraction (acquisition des cibles) et poursuite (suivi des trajectoires en vidéo synthétique). Il fut très vite évident, à Drachenbronn comme à Mont‑de‑Marsan, que ces fonctions devraient être sérieusement améliorées. Pour l’anecdote, on doit rappeler qu’au niveau de l’extraction, l’élimination des échos parasites s’effectuait au début d’une manière assez rustique : un opérateur disposant d’un écran panoramique horizontal plaçait de la pâte à modeler sur ces échos denses, adaptant le contour en fonction des variations dues à la météo. Une cellule photoélectrique placée à la verticale inhibait l’extraction dans les zones occultées.
La conception du STRIDA avait bien entendu pris en compte le schéma théorique d’organisation de la Défense Aérienne, articulé en gros sur trois niveaux : les stations radar transmettaient leurs informations à un niveau régional (Centres d’Opérations de Zone) qui les reportaient au niveau central (Centre d’opérations de la Défense Aérienne). Les décisions d’engagement redescendaient vers les stations, qui étaient chargées du contrôle direct des moyens actifs. Ce schéma, logiquement inspiré de l’expérience britannique durant la dernière guerre, était d’ailleurs pratiquement identique dans tous les pays occidentaux.
Cette organisation reposait entièrement sur la qualité de l’information établie à la base et retransmise aux échelons supérieurs. Mais les insuffisances de la couverture radar (notamment à basse altitude) et celles dues aux difficultés d’exploitation (lecture et transmissions) affectaient gravement cette qualité, et donc la possibilité pour les échelons supérieurs d’exercer pleinement leurs responsabilités. Et ce d’autant plus que les performances accrues des avions modernes augmentaient encore la nécessité de réactions rapides.
Cette qualité semblait pourtant considérée comme acquise. Longtemps, c’est le personnel le moins qualifié (les « militaires du contingent ») qui fut souvent affecté à la lecture, au marquage et à la transmission des pistes. Transmission effectuée par téléphone avec la lenteur et l’imprécision que cela suppose. Quant au personnel affecté aux tâches « nobles » du contrôle des chasseurs, il était en général très motivé et bénéficiait (surtout dans les stations du Nord et de l’Est où se trouvaient en majorité les escadres françaises et alliées), d’un très bon niveau d’entraînement. Qu’il s’agisse de jeunes officiers ou de ces sous‑officiers chevronnés présents dans toutes les stations, il n’était pas rare de les voir durant leurs heures de service occupés à « lire » leur scope, même lorsqu’ils ne conduisaient pas de mission. De sorte qu’ils pouvaient acquérir une très bonne connaissance de leur zone d’action : particularités de la détection, caractéristiques de l’activité aérienne civile et militaire.
De nombreux exercices d’envergure, souvent interalliés en partenariat avec l’OTAN, étaient en principe destinés à vérifier la validité du dispositif. Mais à cette occasion le système fonctionnait parfois de manière beaucoup plus pragmatique : les contrôleurs détectaient en premier les plastrons d’exercice, suscitaient leur affichage et leur identification. Et souvent le COZ plaçait des chasseurs en alerte en vol à la disposition des contrôleurs. Les résultats souvent satisfaisants, ne remettaient pas en cause les insuffisances de la situation aérienne établie. Mais la fiabilité de cette dernière n’allait pas de soi, et le processus d’automatisation agit comme un révélateur qui ne fut pas tout de suite perçu comme tel. Dans les années 70, lorsque le CAFDA s’orientait vers l’utilisation de déports numériques pour exploiter à distance certains radars (le LP 23 de Narbonne en particulier) on vit renaître les interrogations quant à la validité de la numérisation. Elles n’étaient pas, à l’époque, sans fondement : en cas de détection très discontinue, à basse altitude en particulier, l’expérience et le raisonnement de certains contrôleurs pouvait s’avérer plus efficace que le logiciel. Mais une organisation ne pouvait à ce point dépendre de la qualité individuelle des opérateurs. C’est beaucoup plus tard que l’automatisation complète des fonctions de base rendra crédible le schéma théorique.
Dès le début de la « stridatisation » les principaux efforts portèrent donc sur l’amélioration des fonctions extraction et poursuite. Efforts favorisés par les rapides progrès de l’informatique naissante, notamment en ce qui concerne les capacités mémoire dont l’insuffisance avait constitué un gros handicap. C’est ainsi que le premier calculateur de la série IBM 360 fut affecté en propre à l’extraction (EMIR), et qu’ensuite le logiciel de poursuite fit l’objet d’améliorations constantes durant plusieurs années sous l’impulsion du STTA et de la Marque STRIDA. L’amélioration fut lente et difficile, en parallèle avec la mise en service progressive de nouveaux radars tridimensionnels bénéficiant d’un traitement du signal beaucoup plus élaboré.
Pour résumer ce que furent les rapports des contrôleurs de Drachenbronn avec leur nouveau système d’exploitation on peut souligner que :
- Au démarrage de la station, un seul avantage opérationnel incontestable était disponible : la visualisation synthétique, qui permettait en particulier « d’habiller » les pistes (cap, vitesse, altitude, identification) et d’obtenir une situation commune disponible à tous les postes de la salle d’opérations. Cela rendait possible un vrai travail collectif et donnait enfin au chef contrôleur la possibilité de superviser le travail des différentes sections. Par contre la visualisation de données analogiques (cartes, météo, disponibilités, état des terrains…) était encore peu développée. Par exemple, les disponibilités « chasse » figuraient sur de grands monopodes à commande électromécanique ;
- En revanche, pour les contrôleurs confirmés habitués à tirer le meilleur parti de leurs moyens limités (des scopes « manuels » d’une bonne définition et d’une excellente rémanence), l’utilisation du programme d’interception constituait davantage une charge qu’une aide, surtout dans l’exécution des missions de routine, de loin les plus nombreuses. Au point que certains contrôleurs lançaient le programme pour obéir aux ordres, mais ne l’exploitaient pas ! Il est vrai qu’une grande partie des missions d’entraînement (passes mutuelles, interceptions d’opportunité, brevets de chef de patrouille), ne correspondaient guère au schéma du guidage automatique. Il faut même noter qu’une part des missions à hautes performances était paradoxalement contrôlée par une petite station « manuelle » située au centre d’instruction des contrôleurs sur le terrain de Dijon où se trouvaient basés les Mirage IIIC. Par ailleurs, lors des missions contrôlées par Drachenbronn, les chasseurs décollant de cette base située à 150 NM de la station n’entraient dans son volume de détection qu’après avoir largement entamé leur montée. Le contrôleur devait alors passer un ordre pour corréler la piste « réelle » avec la piste « fictive » générée par le programme d’interception. L’écart entre les deux pistes pouvait être important, jusqu’à compromettre l’interception ;
- Parmi les avantages déterminants liés à la numérisation figurait d’une part la possibilité d’exploiter à distance la détection de radars déportés, d’autre part l’échange quasi instantané d’informations élaborées entre centres adjacents. Ce qui présente les mêmes possibilités de partage des informations que la visualisation synthétique, mais sur des zones couvrant plusieurs centres. Or à cette époque Drachenbronn, isolée, ne disposait d’aucune de ces fonctions. Il fallut attendre quelques années pour que les liaisons avec le système 412L soient testées, puis mises en service. Et quelques années de plus pour que les centres français adjacents soient aussi équipés de STRIDA.
Les nombreuses améliorations apportées au système au cours des années concerneront comme nous l’avons vu la détection, le traitement du signal, l’extraction et la poursuite. L’extension du réseau de stations, la multiplication des liaisons automatisées avec les chasseurs, les navires, les avions de détection aéroportée (AWACS) feront l’objet d’un développement continu. Mais il fut également possible de réaliser assez rapidement des progrès dans un domaine intéressant encore plus directement les contrôleurs : l’interface homme‑machine. Des systèmes de visualisation plus performants furent mis en service, avec également des possibilités de visualisation de données analogiques peu développées auparavant. Et des capacités mémoire plus importantes autorisèrent enfin le développement de ces systèmes d’archivage si nécessaires pour réaliser des analyses rigoureuses, et qui avaient tant fait défaut au début.
La Défense Aérienne mettait en œuvre un réseau relativement important de stations maillées et la transformation sur système STRIDA ne prit toute sa valeur que lorsque la majorité de ces stations fut équipée. Or il fallut pour cela attendre plus d’une douzaine d’années, ce qui bien sûr compliqua sérieusement la tâche de l’État‑major de la Défense Aérienne, que ce soit pour l’établissement des procédures ou la formation des contrôleurs. Ce réseau homogène enfin réalisé, il devenait envisageable d’obtenir cette situation aérienne fiable, utilisable à tous les niveaux d’intervention opérationnelle, qui était à la base de l’organisation de défense aérienne et de la conception du STRIDA.
Les techniciens et les opérationnels de Drachenbronn, chargés en quelque sorte d’essuyer les plâtres, connurent l’intérêt et les inconvénients d’une telle situation. Mais ils ne méritaient pas vraiment d’être soupçonnés de conservatisme ■.
- La définition du « temps réel » qui paraît convenir au travail de contrôle est la suivante : cadence d’information permettant à un opérateur d’intervenir utilement entre deux cycles. Les radars de l’époque tournant à six tours / minute, le contrôleur disposait d’une information nouvelle toutes les dix secondes.